Je commence certaines de mes conférences avec cette maxime : L’arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse. Je ne cesse d’en apprécier la véracité et la profondeur.
Méditons un peu dessus…
L’évolution a doté le vivant de systèmes sensoriels leur permettant de réagir à certains signaux qui annoncent des dangers spécifiques à chaque espèce. Ce filtre cognitif, déjà présent de manière archaïque chez les formes les plus anciennes de vie, réagit à des ruptures de continuité. Mon oreille, habituée au murmure de la forêt, tout à coup perçoit un craquement… un prédateur à l’affut ne voit-il pas un bon repas (bio) en moi ? La nuit une ombre altère furtivement le bain de lune… quel esprit se faufile donc alentours ? Une odeur de fumée envahit subitement l’air ambiant… ne vais-je pas m’arrêter net, comme tout bon mammifère, pour humer et décider de ma réaction ? En réunion avec des collègues, une vitre se brise… qui ne tournera pas immédiatement la tête par pur réflexe ? Quant à l’araignée au fond de la pièce, voilà qui la laisse parfaitement indifférente. Son appareil sensoriel filtre d’autres signaux, notamment les vibrations que lui renvoie sa toile dans les pattes. On le voit bien, les ruptures du continuum sensoriel sollicitent notre cerveau reptilien, le plus archaïque. Ce dernier prend le relai, parfois de manière heureuse (ôter immédiatement la main du feu), parfois de manière malheureuse, comme se figer et verrouiller les avant-bras devant le visage si un arbre nous tombe dessus, ou se contracter lorsqu’un policier nous arrête pour excès de vitesse.
Ainsi nos systèmes sensoriels, depuis la nuit des temps, ont-ils appris à réagir à une panoplie très précise de signaux, que nous appellerons des signaux forts. Savoir les repérer et réagir immédiatement a augmenté, dès les débuts de la vie sur Terre, les chances de survie. Tout a commencé par les réflexes. Puis les formes de vie plus évoluées ont développé des filtres cognitifs plus complexes. Par exemple, l’expression particulière d’un visage peut nous mettre en alerte. De même qu’une nouvelle dans les médias peut déclencher un stress particulier que l’on va ressentir dans le corps.
Il semble donc fort logique que notre mémoire se constitue essentiellement autour des signaux forts. A tel point que notre narratif (la façon dont nous construisons nos histoires et nos récits) s’articule lui aussi autour des signaux forts. Nos journées de travail, nos dernières vacances, les contes, les récits, tous, lorsque nous les narrons, se séquencent sur le chemin des ruptures de continuité plantées dans notre mémoire comme autant de balises. Le reste — ce qui ne représente pas un signal fort — apparaît comme une sorte de gruau, de continuum flou, presque impossible à cerner, encore plus à raconter.
Les médias fonctionnent bien évidemment sur la logique des arbres qui tombent. Accidents, catastrophes, guerres, faillites, faits divers, crises, ce qu’on appelle “les nouvelles”. Même les “bonnes” nouvelles n’émergent que lorsqu’un fait inattendu se détache du fond. Résultat ? Abreuvée jusqu’à la lie de cette “actualité” angoissante, la perception du monde qui habite la plupart des gens aujourd’hui se construit sur une vision apocalyptique. Elle attise la polarisation, enferme dans un mode réactif, pousse à des modes de vie et des actions fondés sur l’urgence et le devoir, dans le cratère d’un monde agonisant.
De manière plus profonde, plus insidieuse aussi, notre compréhension de la réalité devient linéaire et mécaniste, car uniquement fondée sur des réactions en chaîne d’événements qui enchaînent d’autres événements, et ainsi de suite. Nos mécanismes de décision s’articulent autour des arbres qui tombent. On réagit.
Évidemment, la réaction laisse peu de place à la création. La réaction enferme dans sa polarisation.
Et lorsque nous racontons nos vécus, si on nous demande “que s’est-il passé entre tel et tel événement ?”, qu’allons nous répondre ? Il y a de grandes chances pour que nous répondions… “rien”.
Vraiment ?
Nous savons bien que non. Chaque fraction de seconde, des milliards de milliards d’événements, microscopiques et macroscopiques, ici et là, se déroulent en nous et autour de nous. Notre appareil perceptif archaïque n’a pas appris à les détecter car il n’en avait pas besoin pour la survie dans le fil de l’évolution.
Voir la forêt pousser implique une toute autre posture. Tout d’abord, il faut s’y rendre, dans la forêt, et y passer du temps, beaucoup de temps. On le met en suspens, le temps. On observe, on ressent, on se laisse pénétrer de mille et un micro-phénomènes : un insecte par-ci, une pousse par-là, des champignons ici, là une nouvelle essence d’arbres, une zone à fougères, des oiseaux qui nichent… On laisse vivre nos associations d’idées, nos intuitions, nos rêves, notre poésie.
On médite.
Alors, peu à peu, une connaissance autre se révèle à nous, et le miracle se produit. De l’arabesque des signaux faibles, une toute autre réalité jaillit : une forêt qui vit, qui se transforme. Une forêt qui pousse !
Pour l’être qui observe, un autre monde vient de se révéler, vaste, immense, infini. En ses mouvements immobiles, il s’offre à notre compréhension, à notre connaissance directe, à notre intuition. Certes des arbres continuent à tomber, mais leur chute épouse l’immensité conquise par notre entendement. La réalité d’avant, celle du monde agité des signaux forts, apparaît un peu comme le jardinet dans lequel nous jouions enfant. On le voyait vaste, immense, et voilà que, une fois adulte, il nous semble aussi étriqué qu’un timbre poste. Libérés dans l’infini, nous voici devenus des créateurs en symbiose avec une vaste réalité dont nous nous voyons à la fois comme une partie, à la fois le tout. En cette réalité, tout se trouve dans tout. Il s’y manifeste une extraordinaire intelligence, une extraordinaire conscience, une extraordinaire sagesse. Toutes collectives.
Croyance ? Parti pris ? Optimisme à tout crin ? En tant que chercheur, j’ai horreur des croyances. Je veux les faits, je veux les possibles, je veux la vérité. J’aime appliquer le courage de voir, sans compromis ni compromission, aussi incroyable la réalité puisse-t-elle paraître parfois. Mes observations, le temps que je passe dans le monde des signaux faibles, me montrent une extraordinaire évolution de notre espèce et de la conscience. Beaucoup de choses impossibles à comprendre pour qui ne prend pas le temps d’observer.
Vous l’aviez compris, j’ai choisi de vivre dans la forêt qui pousse. Cette réalité m’émerveille d’autant que je participe à dynamique créatrice, artistique même, au sens le plus absolu. Dans la forêt qui pousse, chacun peut s’inviter et jouer la musique de l’être créateur.
Ainsi le monde de demain ne naîtra pas de nos réactions, il naîtra de nos créations.
Voici donc un lot de questions/réponses que fait jaillir ce chapitre des arbres et de la forêt :
Notre espèce peut-elle, et va-t-elle, continuer de se contenter de construire sa représentation du monde uniquement à partir d’un appareil neuro-cognitif aussi archaïque que celui qui ne sait voir que les arbres qui tombent ?
Non, bien sûr. Chacun de nous peut solliciter d’autres facultés de notre corps pour accéder à la connaissance, et pas seulement le mental-rationnel. Notre appareil neuro-cognitif classique nous donne accès uniquement aux arbres qui tombent et aux signaux forts. Il ne sait pas ‘intuiter’, se laisser inspirer, créer des possibles qui transforment la réalité. Notre capacité à méditer, à nous extraire de l’illusion de l’urgence et de la précipitation nous donne les clés vers tout ce qui se passe entre les signaux forts. Les clés de l’univers les signaux faibles. Encore faut-il le vouloir…
Pouvons-nous faire évoluer notre perception de la réalité, non plus simplement à partir de développement personnel, mais aussi collectivement, en tant qu’espèce ?
Oui ! Vous me verrez beaucoup parler des architectures invisibles. Ces dernières permettent d’installer dans le collectif des contextes, des structures, des codes favorisant les évolutions dont nous avons besoin, individuellement et collectivement (ici la différence s’estompe).
Avons-nous à notre disposition une ingénierie sociale qui nous permette d’engager une telle évolution ?
Oui ! Ce langage de cette ingénierie sociale constitue le cœur de l’intelligence collective en tant que discipline. Et une bonne partie de l’écriture qui m’attend ces prochaines années 🙂
L’arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse… Signaux forts et signaux faibles… http://t.co/cAUvDF3JFV
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Merci Jean-François.
Je découvre votre blog suite à la visualisation d’une conférence TED sur la monnaie. Je tenais à vous dire que votre propos me parle comme il doit parler à d’autres. Merci de permettre cette réflexion via l’intelligence collective.
Partageons le savoir et la réflexion.
Merci beaucoup pour votre feedback, je me sens heureux de pouvoir ainsi partager, cela me nourrit profondément comme vous savez ! Bien à vous.
RT @jfnoubel: Aurons-nous un jour une #ontologie et un narratif pour parler des #SignauxFaibles ? http://t.co/mMv7TekoVe