Dans mon chemin d’humanonaute, certains espaces que j’investis se trouvent bien éloignés du monde conventionnel. Alimentation, vœu de richesse, économie du don, amoralité, vie amoureuse, sortie du circuit économique et social classique… On me demande parfois si je ne sens pas un peu au-dessus des lois. Voilà qui m’inspire cet article, du moins une ébauche de pensée que j’aurai plaisir à développer plus avant dans le futur…
Quand les mineures contredisent les majeures
Je vais commencer par poser une distinction ontologique importante concernant la loi. Un seul et même mot — loi — existe pour désigner les principes supérieurs et universels qui nous gouvernent, et pour réguler et arbitrer la société de manière circonstancielle, en particulier au moyen de la jurisprudence. Afin de lever cette ambiguïté entre l’universel et le circonstanciel, nommons lois majeures celles qui posent les bases fondatrices de l’alliance sociale, et nommons lois mineures celles qui régulent et arbitrent la société de manière circonstancielle.
D’une manière générale, les constitutions forment un assemblage organisé de lois majeures : la liberté (de circuler, d’opinion, de culte…), l’égalité (des droits, des chances, des sexes, des origines…), la fraternité, le droit à la sûreté, à l’éducation, à la santé. La Constitution française, de même que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, portent en elles cette volonté d’universalité, du moins telle que perçue à notre époque et dans le paradigme de l’intelligence collective pyramidale.
Les lois mineures concernent l’arbitrage, les normes et les règles qui régissent la société dans son mouvement quotidien. On les trouve énoncées dans les différents codes : code pénal, code de procédure pénale, code civil, code du travail, code de la route, etc.
Beaucoup de lois mineures entrent en contradiction avec les lois majeures. J’y vois deux raisons principales. La première : certaines lois mineures ont plus d’ancienneté que les lois majeures. Elles portent en elles des idéologies du passé, inadaptées à notre époque. Le code civil (tout droit issu du Code Napoléon) en France en donne un bon exemple. Regardons par exemple le temps qu’il a fallu pour que l’égalité hommes-femmes se retrouve dans le droit français. Ou encore, pour légaliser et intégrer la relation homosexuelle, alors qu’elle a toujours fait partie des mœurs. Quant à l’animal, encore considéré comme une chose et une commodité aujourd’hui, on se trouve encore bien loin du compte question droits. Rien ne le protège de notre inhumanité, ce qui, précisément, ouvre la voie à plus d’inhumanité encore. “La grandeur d’une nation et son développement moral peuvent se juger par la façon dont on y traite ses animaux“, disait Gandhi. Notre barbarisme envers d’autres formes de vie contredisent directement le respect que nous voulons porter à notre propre espèce. Comme l’esclavage en son temps.
Seconde raison qui met en contradiction lois mineures et lois majeures : les effets systémiques ou secondaires d’une loi mineure peuvent provoquer, par émergence, un contexte qui contredit les lois majeures. Le cas se présente avec l’argent conventionnel qui, du fait de ses mécanismes de condensation Pareto et de sa privatisation, conduit à une concentration non démocratique des pouvoirs. On nomme ploutocratie cette corrélation entre pouvoir et argent. Voilà qui contredit la Constitution (lois majeures), qui justement postule l’égalité des chances et le droit à la sûreté de la personne. Si l’on se réfère à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, il y a manquement aux articles 2, 3, 4, 17 et 25. Un jour, si la société évolue, elle se posera peut-être la question de la constitutionnalité de l’argent, de même qu’elle a, par le passé, révisé ses positions quant à l’esclavage ou l’inégalité des sexes. Chaque chose en son temps…
Incomplétude et inconsistance
Pour continuer, la question des lois nous renvoie directement à celle des théorèmes d’incomplétude de Gödel, autrement dit sur l’incomplétude et l’inconsistance des systèmes.
Commençons par l’incomplétude. Une Constitution fonctionne comme une série de postulats (axiomes en mathématiques) à partir desquels on doit pouvoir dériver des lois mineures (théorèmes en mathématiques), alors on se trouvera vite face à des propositions indécidables. On doit adopter certaines lois qu’aucune loi majeure dans la Constitution ne peut étayer. On se rend compte que le système n’a rien de complet en lui-même, il ne “s’auto-explique” pas, il ne fournit pas ses propres réponses. Il faut toujours l’agrandir, lui rajouter de nouvelles lois issues d’un référentiel toujours plus vaste. Il faut légiférer. Cela arrive lorsque de nouvelles technologies voient le jour, ou de nouvelles percées dans la science ou la médecine (cf l’euthanasie ou l’embryologie), ou lorsque de nouvelles mœurs s’installent dans la société. Chaque fois apparaissent de nouveaux cas que la loi n’a pas prévus, qui demandent de nouveaux arbitrages, de nouvelles jurisprudences, de nouvelles lois. Avant que le législateur ne suive, tous les extrêmes peuvent se manifester puisque, dans le droit positif, on considère comme permis ce que l’on n’a pas encore interdit.
Passons à l’inconsistance. Elle demande un exercice mental un peu plus difficile pour bien la comprendre. Les lois mineures générées “logiquement” à partir des lois majeures, peuvent venir contredire le système lui-même, ce qui le rend inconsistant, autrement dit en contradiction avec lui-même. Au nom du bien commun, on peut légitimer la violence d’Etat, elle-même contraire à la sûreté ou la liberté de la personne. Le Second Amendement aux USA, par exemple, autorise le citoyen à posséder les armes nécessaires pour sa défense, ce qui en soit contredit grandement le droit même à la sûreté de la personne, les chiffres le démontrent bien. De même, la lutte contre le terrorisme, toujours au nom de la sûreté des citoyens, ampute aujourd’hui une grande partie de leurs libertés tout en conférant un pouvoir considérable à quelques-uns. Liberté et sécurité se contredisent l’une l’autre lorsqu’on les met en application via les lois mineures, ce qui une fois de plus démontre l’inconsistance des constitutions d’aujourd’hui. On peut également questionner la laïcité qui, finalement, impose sans le dire une façon particulière de comprendre la réalité. Elle porte en elle des valeurs partisanes que j’ai du mal à qualifier de “laïques”. Et que dire de la dictature de la majorité ? Autant d’exemples qui montrent combien tout système, qu’il s’agisse de droit, d’éthique ou de mathématiques, se contredit lui-même, d’où son inconsistance.
Si l’on combine incomplétude et inconsistance, on obtient le parfait cocktail de la discorde. Par exemple un pays peut adopter l’avortement ou l’interdire, et ce en invoquant des raisons parfaitement morales dont chacune respecte la Constitution et la contredit en même temps. Idem pour les OGM, le mariage homosexuel, le nucléaire, etc.
Notons aussi que la désobéissance civile oppose souvent l’injustice de lois mineures à la justice des lois majeures. Par exemple, les cultures OGM autorisées par le droit de la propriété, de l’entreprise et du commerce, se heurte au droit universel sur la préservation de la vie, qui invoque, lui, le principe de précaution. On décèle, dans ces conflits, une opposition entre droit naturel et droit positif, également entre la morale (lois majeures) et la justice (lois mineures). Eh oui, très souvent, la ligne morale et la ligne légale n’ont pas grand chose à voir ensemble. Qui n’en souffre pas dans sa chair un jour ou l’autre ?
Incomplétude et inconsistance attisent un affrontement politique et social autant stérile que naïf, tant le phénomène en jeu semble incompris et inconnu. Nos animaux politiques font preuve d’une ignorance désarmante sur un mécanisme qu’ils devraient pourtant bien connaître, vu leurs responsabilités. Au-delà des aspects sociétaux d’aujourd’hui, la question de la complétude et de la consistance nous montre clairement que le mental ne produira jamais un système capable d’arbitrer la vie, car aucun sous-système ne peut embrasser un système plus vaste que lui. Une autre dynamique doit se mouvoir dans la conscience individuelle et collective, si on veut que notre espèce évolue.
Du droit normatif vers le droit génératif
Si l’on regarde maintenant comment le droit classique fonctionne, il norme et encadre les actions et les comportements au moyen d’énoncés objectifs. On garantit ce droit par des actions de coercition si besoin, dont certaines légitiment la violence d’Etat. Il y a la loi, et la loi pour faire respecter la loi.

Prenons un espace juridique que l’on connaît bien : le code de la route. Le droit normatif nous inonde de règles, de panneaux, de radars, de limites, de sanctions, etc. Il tente de contenir les comportements des personnes par des interdictions et des obligations exogènes. Le droit normatif uniformise et déresponsabilise, puisqu’il impose des normes extérieures à l’individu. Plutôt que de me demander quelles bonnes raisons pourraient me pousser à rouler lentement dans un village, je dois obéir sans réfléchir à un panneau rouge et craindre le gendarme. Plutôt que de faire attention à un carrefour, je passe parce que j’ai un feu vert ou une priorité. Tout se joue dans un jeu d’obéissance/transgression par rapport à une autorité normative extérieure.
Notons qu’on a là une des signatures de l’intelligence collective pyramidale, qui en appliquant une seule et même norme pour tous, “industrialise” ses processus. Tout en réalisant des économies d’échelle, elle essaie d’instaurer de la prévisibilité dans un système vivant par nature imprévisible.
Qui sait si l’évolution ne va pas nous diriger vers le droit génératif ? Ce dernier, quand bien même fondé sur des énoncés objectivables, cherche à faire germer des comportements issus de l’intérieur de la personne. Une fois maturés, ces comportements, par émergence organique, induisent des collectifs capables de s’auto-réguler. La contrainte exogène normative y devient minimale.
Pour rester dans notre exemple du code de la route, on a un cas maintenant célèbre en Europe. La ville de Drachten a purement et simplement retiré ses panneaux de signalisation. Expérience concluante, les gens ont pris leurs responsabilités en main. Aujourd’hui ils se fient à leur perception tout en suivant une alliance sociale intériorisée. Il en émerge une cohésion organique et vivante, qui évolue avec son propre apprentissage.
En scooter avec ma fée Julie, Pondicherry, Inde.
J’ai cette même expérience en Inde, où comme dans de nombreux pays, on conduit sensoriellement. Les rares panneaux de signalisation y servent de décoration. L’Européen, habitué à une autorité normative extérieure, n’y voit que bazar et danger. Sur mon deux-roues, avec mon passager ou ma passagère assis derrière moi (parfois même à trois !), j’adore entrer dans la danse. Une fois dans le flux, je klaxonne et klaxonne encore, non pour agresser les autres, mais pour qu’ils m’entendent et me localisent. Les dizaines de bip bip autour m’indiquent la position en temps réel des uns et des autres. Je navigue dans une sensorialité en 3 dimensions, un peu comme un sonar collectif. Finalement, entre les passants, les enfants, les vieillards, les chèvres, les vaches sacrées, les bus, les voitures, les poules, les chiens, les rickshaws et les vélos, tout ne va pas si mal. Je ne prends bien sûr pas l’Inde comme modèle de sécurité routière, mais l’exemple me semble suffisamment bon pour montrer que le droit normatif ne résout pas tout, loin de là.
On peut également explorer l’effet du droit génératif au niveau de l’individu. Lorsque mon fils Estéban n’avait que quelques années, j’ai tenté d’employer le droit génératif pour l’aider s’intégrer dans la vie sociale. Plutôt que de lui donner l’ordre de ne pas sortir du jardin, de ne pas traverser la rue, etc, j’énonçais des règles, certes, mais qui avaient pour objectif de créer un comportement vivant, émanant de sa personne. Pour ce faire, je combinais le verbal avec du jeu, de la gestuelle physique, des dessins, des actions sur son corps, du mime. Par exemple, avant de traverser une rue, on jouait “à la statue”. On se pétrifiait avec délice pour faire la statue qui observe et décrit tout ce qui se passe autour d’elle. Ensuite, si aucun véhicule n’apparaissait à l’horizon, la statue se transformait en lapin qui pouvait traverser. Il fallait des conditions sensorielles précises combinées à une démarche de pensée intériorisée. Ce faisant, Estéban incorporait les règles posées de manière générative. Ces dernières, une fois intégrées dans le corps, n’avaient plus besoin d’exister. Elles pouvaient tomber comme la peau d’une mue. Dès l’âge de 3 ans mon petit garçon savait évoluer sans risque dans un milieu urbain. A 12 ans, il savait prendre le train et l’avion, il pouvait se déplacer seul dans Paris et effectuer des voyages internationaux. Il évoluait sensoriellement et prennait des décisions très autonomes. Sa maman et moi avons procédé ainsi pour toute son éducation : utiliser les règles génératives.
Tous les pays, toutes les populations, tous les collectifs ont-ils aujourd’hui la capacité à évoluer vers un droit de moins en moins normatif, de plus en plus génératif ? Cette question nous ramène à celle des échelles de maturité de la conscience : à quel moment une conscience, individuelle comme collective, acquiert-elle la capacité d’agir de l’intérieur? A quel moment peut-elle se passer de la règle normative ? Cette question concerne autant le code de la route que le droit en général, la morale, l’éthique, les codes sociaux… En imposant du droit normatif à tout va (un trait de caractère bien français), on laisse peu de champ à l’individuation. Les Etats légitiment et légifèrent le normatif en alléguant le comportement marginal ou peu mature de quelques uns. On invoque les objets-monstres. Toute cette démarche fait partie de l’ADN de l’intelligence collective pyramidale. Pourtant, je vois le droit normatif comme transitoire. Il n’a pas sa place dans le futur, du fait des limites qu’il provoque : déresponsabilisation et exclusion de la conscience intérieure comme constitutive du collectif, systèmes inconsistants (en contradiction avec eux-mêmes) et incomplets qui ne couvriront jamais tout le champ de la réalité, et qui se complexifient à l’infini, aliénant les capacités d’évolution de la société… Je m’intéresse tout particulièrement à ce que la société à intelligence collective holomidale va produire pour dépasser les limitations du droit normatif. On évoluera d’autant mieux dans cette direction que nous disposerons d’un langage de la richesse intégrale. Ce dernier permet de nommer, conscientiser et actualiser les richesses dans leur aspect multidimensionnel.
Alors la question initiale de savoir si je me situe au-dessus des lois ne me parle pas beaucoup… J’explore l’approche générative, tout simplement. A mon petit niveau, le vœu de richesse représente pour moi un énoncé de type génératif. Il a tellement bien fonctionné qu’il n’existe plus dans ma réalité aujourd’hui, tant il fait partie de moi. Je ne prône pas le fait d’abandonner règles et lois, mais je souhaite explorer comment une construction précise du langage peut engager un processus d’incorporation de la règle, puis de transcendance. Le verbe peu à peu s’efface et laisse place à la vie, à ce qui jaillit de l’intérieur, à une immanence provoquée par une expérience de transcendance.
Je ne me sens donc pas au-dessus des lois, mais parfois à côté, dans des zones que le fatras arborescent du droit ne couvre pas, et ne couvrira peut-être jamais. Les arbres des lois, des normes, des règles, de la morale, par leur nature incomplète et inconsistante, ne peuvent que croître indéfiniment. Jamais ils n’arriveront à couvrir ni réguler le champ infini de la vie. Il faut aujourd’hui des ténors pour défendre le droit, ils me font penser aux grands maîtres d’échecs. Le citoyen lambda, lui, n’a aucune chance de comprendre de telles complexités. Confierons-nous la complexité arborescente de nos systèmes mentaux à des machines ? Nous le faisons déjà, par le code. Avec l’avènement des socialwares et communitywares, “La Loi, c’est le code“, devient “Le code, c’est la loi“.
Reste à savoir comment l’intelligence collective pyramidale va s’approprier ces nouveaux pouvoirs, et si l’intelligence collective holomidale va s’en servir comme levier d’émancipation.
En mon quotidien, ce cheminement me rend parfois hors-la-loi, parfois, amoral, toujours. Hors-la-loi ne veut pas dire “contre” la loi, et amoral ne veut pas dire “immoral”, qu’on se le dise.
Quelques lectures :
RT @jfnoubel: On me demande parfois si je vis au-dessus des #lois… http://t.co/mz6uzWWM9n #Gödel #droit #IntelligenceCollective
Du droit normatif au droit génératif:
Annotations:
Au-dessu… http://t.co/PjpbeHFCDL
RT @jfnoubel: Du droit génératif vers le normatif, #Gödel, #incomplétude & #inconsistance… http://t.co/CAjfcYt2Pr #IntelligenceCollective